07/12/2007

n°1 - La lumière vive

Au moment d’écrire cette première Lettre, destinée à des amis, à des personnes que je ne connais pas, à ceux vivant sur terre et dans le monde, comme moi, dans le même monde, me vient le désir d’inscrire ici le poème de Denise Levertov : « Recherche la Proximité des Bêtes », traduit par Jean Joubert :

Recherche la proximité des bêtes.
Nul homme n’est aussi innocent
que le serpent. Le lapin blanc
solitaire sur la terrasse est une étoile
qui bouge les oreilles quand s’annonce la pluie.
Le lama qui replie d’un geste délicat
ses pattes pour s’asseoir
ne dédaigne pas, mais calmement
ignore, l’approbation des hommes.
Quelle joie quand le tatou
insouciant nous regarde, sans forcer
son allure, lorsqu’il franchit la piste
et s’enfonce sous les palmes.

D’où nous vient cette joie ? De ce que nul animal
n’hésite, sachant ce qu’il doit faire ?
De ce que le serpent n’a nul défaut,
de ce que le lapin observe un décor inconnu
dans un blanc silence d’étoile ? Le lama
se repose avec dignité, le tatou
poursuit un but dans la palmeraie.
Ceux qui furent sacrés le demeurent,
le sacré ne peut se dissoudre, il est une présence
de bronze, seul le regard qui l’a perçu
s’est détourné de lui.
Une ancienne joie resurgit en sa présence.



J’aime lire et relire ce poème pour ce qu’il dit de la présence, et pour ce que l’animal dit de l’étrangeté.
J’aime ce poème qui amène tout près l’animal étranger, la distance qui nous en sépare, et la présence qui nous relie.
L’animal est l’étranger. L’étrange. Le monde étrange dans lequel trouver sa place.


Le 25 août, je me trouvais à la campagne chez des amis, c’était la nuit, nous regardions le ciel. L’un avait installé une lunette pour regarder la lune presque pleine. J’ai eu peur de poser l’œil contre la lunette, la luminosité me déchirerait la rétine. A force de conseils, j’ai osé et j’ai été saisie d’émerveillement pour la nébuleuse laiteuse, brillante, gonflée au point d’éclater ses bulles, cratères comme des yeux crevés. J’y revenais, c’était fascinant de voir mieux cette surface tourmentée et figée, sa brillance de glace, et qui avait l’air si vieille et savait si bien et si fort refléter une lumière puissante. La pleine lune donne de l’ombre même au brin d’herbe.
L’ami féru d’étoiles m’a montré Andromède, écheveau de fils brillants, une autre galaxie, à des siècles-lumière de là où je suis, où j’étais, pieds dans l’herbe, avec mes amis.
Un mois plus tard j’ai vu l’image de ce drône montré au Bourget, mouchard volant portant caméra de surveillance, destiné à survoler et contrôler tout regroupement suspect, moustique mécanique, espion rôdeur qui vole doucement comme une menace qui ne va jamais s’en aller.
C’était le couvercle sur la tête, l’exact opposé du lointain des astres et de l’énigme de leur distance, qui pourtant nous font chercher notre place d’humain, alors que le drône surveilleur enlève à quiconque sa place d’homme.


L’été est loin, pourtant je garde vivant et tenace l’événement grave qui s’est abattu sur le livre, et les livres. A Lagrasse, dans l’Aude, début août, au Banquet du livre autour du thème « La Nuit sexuelle », six mille livres exposés sur des tables attendaient leurs lecteurs. Des coulées d’huile de vidange ont remplacé les lecteurs. Huile de vidange, déversée comme la lie de la terre, venue des soutes de la terre, là où on va forer le pétrole. La lie pour maculer, souiller ce qui est insupportable à certains, leur fait horreur : des livres sur la connaissance du désir, le fonds obscur, vif et violent en nous.


L’été, la lumière est vive, et c’est souvent ce qu’il me reste, la lumière vive. Voir. Mieux voir. Garder aussi en mémoire. L’esprit vif, qui s’éveille.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                            Ghislaine Dunant


Des lectures, autour de cette Lettre :
Denise Levertov Un Jour commence, poèmes traduits de l’anglais par Jean Joubert, L’Atelier des Brisants, 2002.
Denise Levertov La Forme organique, essais traduits de l’anglais par Isabelle Py Balibar, L’Atelier des Brisants, 2002.
Elisabeth de Fontenay Le Silence des Bêtes , Fayard, 1998.
Martin Buber Je et Tu, traduit de l’allemand par G.Bianquis, préface de Gaston Bachelard, Aubier, 1992.

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