Je n’avais aucune idée de ce que c’était, mais à quatorze ans j’avais décidé que je serais écrivain. J’attendais le tram tous les jours au même endroit, dans le froid et la grisaille de cet hiver-là, la seule chose qui me faisait supporter cette adolescence interminable, comme cette attente sur le terre-plein ou le long trajet qui suivrait jusqu’au collège, c’était cette certitude, "je serai écrivain".

Et je n’étais pas de ceux qui écrivaient depuis leur plus jeune âge comme ma grande amie à l’école primaire, elle m’impressionnait d’avoir des histoires à elle, des histoires qu’elle avait écrites, le titre calligraphié en grosses lettres sur la première page.
Je n’écrivais rien. Cela me paraissait trop important, je n’étais pas prête.
Je n’ai pas été prête pendant longtemps.

Je lisais Balzac, j’aimais la force et la volupté de ses phrases, et je désirais avoir un jour de la force et de la volupté dans des phrases qui diraient ce que je voyais, les choses, ce qui se passait entre les gens, la sourde violence de la vie. Mais les scènes de Balzac m’écrasaient de leur puissance.
J’avais lu presque tous les Bob Morane à en avoir le vertige, et moi aussi je voulais décrire le monde mais je ne connaissais pas les pays lointains !

A dix huit ans quand j’ai eu entre mes mains "Tropismes" de Nathalie Sarraute, j’ai cru trouver un sésame, une ouverture. La possibilité d’écrire sur le "tout près" et dire autre chose que ce qu’on pouvait voir. Dire les choses cachées mais là. Bien là.
Mais ce n’était pas encore le moment, je ne pouvais pas.

Jean Genet et Violette Leduc m’ont fait apercevoir quelque chose que je voulais ressentir à la lecture, ce que je voulais dire. Ecrire magnifiait l’événement transgressif. Amenait tout près l’interdit. L’amenait tout près comme un consolateur.
De quoi ? De tous les manques.
Ils écrivaient, et "les régions mythiques souterraines" se mettaient à vivre. Dans le "Journal du Voleur", dans "La Bâtarde", la mythologie intime trouvait sa force. Je retrouvais ce que j’avais entendu, enfant, quand j’écoutais la voix qui me lisait "L’Iliade". Je ne comprenais pas ces héros mais je comprenais qu’il y avait sous nos vies des récits qui les fondaient, comme il y a une cave sous les maisons.

Il y eut la découverte de Virginia Woolf, son écriture vertigineusement libre, je lisais et elle repoussait toujours le moment où ça pouvait s’arrêter comme si elle me disait, et ça encore tu peux le dire, tu vois, je l’écris… Avec sa phrase-monde, faite de mots, chatoyants, odorants, lumineux, coupants, ondulants, frémissants, ironiques, euphoriques, ou en suspens.

Mais moi j’attendais. Je n’étais toujours pas prête. Et un jour ce fut mûr, les choses ont pris, il fallait que j’y aille.
Il y avait peut-être la foi que m’a donnée l’amour, ou le lâcher-prise que m’a permis l’amour, il y avait eu le désespoir d’épreuves traversées, je ne sais pas, mais j’ai commencé, j’ai écrit mon premier roman, "L’Impudeur". Et ça s’est passé après que mon premier enfant était né.

Aux écrivains que j’ai cités pour le rôle qu’ils ont eu, j’ajoute les noms de ceux que je lis aujourd’hui, inséparables du travail d’écrire.
Elles m’accompagnent, elles me disent que le travail est infini, Ingeborg Bachmann, Clarice Lispector, Christa Wolf, Carson Mc Cullers, Annie Dillard, Karen Blixen, Katherine Mansfield, Annie Ernaux, Maria Zambrano, Elisabeth Bishop, Denise Levertov, Virginia Woolf, Marina Tsvétaïeva, Corinna Bille. Je choisis de citer des femmes, elles si sont nombreuses dans mon panthéon personnel, je mets en avant leur talent et leur force.
Ce qui ne m’empêche pas d’ajouter ceux qui me nourrissent aussi, Michaux, Rilke, Mandelstam, Chalamov, Walser, Ramuz, Nerval, Lévinas, Celan, Sôseki, Jouve, et chez les contemporains, Pascal Quignard, Hubert Lucot, Eugène Savitzkaya. Tous, aujourd’hui. Mais la liste bouge. Parce que les découvertes frappent, et les abandons comptent, ils sont les signes que la nécessité se déplace et me change.

J’aurais pu glisser, entre les noms des auteurs, un nom que j’aurais inventé. Le nom d’un écrivain qui n’existe pas, et dont l’oeuvre inconnue, sans nom, existerait comme le désir de ce que j’ai envie de découvrir, donc d’écrire. Ce serait, glissée là, l’œuvre à écrire, présence sommeillante, veillant.

Août 2007

 
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