janvier 1983, une présentation et un choix de Lettres
Gallimard, NRF n°360
&nbPour cette première publication en français de Lettres de Virginia Woolf, nous avons choisi huit lettres, écrites
entre 1925 et 1931. Ces lettres ne sont pas exceptionnelles par rapport à l'ensemble de sa Correspondance, néanmoins nous les avons choisies parce que Woolf faisait part, dans celles-ci plus que dans d'autres, de ses préoccupations personnelles.
Comme elle le disait elle-même, il existe deux langages, l’un pour la fiction, l'autre pour les faits. Ses écrits intimes relèvent du même dédoublement. II y a un langage pour le Journal, un autre pour la Correspondance. Dans l'un, elle apparaît harcelée, angoissée par son souci d'écrire, son désir de ne vivre qu'avec la littérature, ou bien sans indulgence à l'égard de ses amis et parents. Dans l'autre, à l’inverse, elle se montre éminemment sociable, séductrice,
charmeuse, souvent superficielle, toujours dispersée.
Parmi les lettres qui suivent, trois sont adressées à Vita Sackville-West, et trois à Ethel Smyth, les amies qui ont le plus compté pour elle. Vita a été l'interlocutrice privilégiée de 24 à 28, puis ce fut Ethel, rencontrée en 1930.
Virginia Woolf écrivait en général plusieurs lettres par jour, grappillant quelques minutes ici ou là. Et c'est justement cette précipitation-là qu'elle recherche. Ses lettres ne lui semblent « possibles » que parce qu'elle ne se relit jamais.
« Si je réfléchis une minute, je dois les détruire. »
Il lui paraissait impossible d'écrire des lettres sérieuses après quarante ans.
GHISLAINE DUNANT
A PHILIP MORRELL
52 Tavistock Square, W.C. 1
Lundi [27juillet 1925]
Cher Philip,
Vous ignorez beaucoup des auteurs si vous pensez que les louanges les laissent toujours indifférents.
Votre lettre [à propos de Mrs. Dalloway) me fait grand plaisir et m'encourage. J'ai relu un bon nombre d'in-
sultes, et parfois je me sens si troublée par ce que disent les gens que je trouve difficile de continuer.
Alors, après votre lettre (et vous avez été très gentil de l'écrire, je trouve), je vais repartir toute réconfortée.
Quelque chose m'intéresse beaucoup: que vous puissiez vous croire l'homme le plus ennuyeux du livre (1). Je me demande de quel extraordinaire complexe cela provient. II n'existe pas le moindre fondement à cela. Tout d'abord, l'idée que j'ai de vous ne correspond pas le moins du monde à celle que j'ai de Hugh Whitbread ou de Richard Dalloway; ensuite, mes amis n'ont rien à craindre de moi, puisque je ne peux pas écrire sur ceux que j'ai l'habitude de
voir, pas plus que je ne peux décrire des lieux, jusqu'au moment où je les ai pratiquement oubliés. Ce
n'est pas de l'humour, c'est simplement la façon dont mon esprit travaille.
Il y a des « originaux » pour quelques-uns des personnages de Mrs. Dalloway, mais très éloignés. Des
gens que j'ai vus pour la dernière fois il y a dix ans, et que même à l'époque je ne connaissais pas bien.
Voilà ceux sur lesquels j'aime écrire. Mais je suis si intéressée par ce que vous me révélez, ce que vous
croyez que je pense de vous, que peut-être, un de ces jours, je serai tentée d'enfreindre mes règles et d'essayer
de faire de vous...
Mais non, je ne pourrais pas.
En tout cas, j'ai voulu Richard Dalloway sympathique, Hugh Whitbread haïssable. Vous détestez les
deux, à ce que j'en crois.
De toute façon, mille mercis d'écrire.
Bien cordialement à vous,
Virginia Woolf.
1. Philip Morrell écrivait à Virginia le 22 juillet: « Quand je lis n'importe lequel de vos livres, j'ai toujours l'impression d'être le modèle de tous les personnages ennuyeux, une sorte de combinaison de Hugh Whitbread et Richard Dalloway. »
A JANET CASE
Monks House [Rodmell, Sussex]
Mardi [le 1er septembre 1925]
Ma chère Janet,
J'aurais dû vous répondre plus tôt, mais j'ai été assez tourmentée par des maux de tête et j'ai passé
la plupart de mon temps au lit.
Je suis si heureuse que vous aimiez le Common Reader (1). C'est très curieux : ce livre et Mrs Dalloway ont
paru au même moment. Tous ceux qui ont plus de quarante ans préfèrent le C. R.; les plus jeunes préfèrent Mrs D. Je me trouve moi-même déchirée entre les deux; mon seul souhait, comme vous pouvez vous en souvenir, étant de vous
en souvenir, étant de recevoir le plus de louanges possible pour les deux livres. Mais Mrs D. est en tête
en ce moment, pour les louanges et pour la vente (en fait, nous sommes en train d'en faire un nouveau
tirage) ; aussi, je suis ravie d'un mot gentil pour le C.R.
Mais je vous en prie, ne m'attribuez pas cette doctrine qui est la vôtre, sur l'importance de la forme
et non du fond. Comment pouvez-vous m'accuser de croire cela ? Je ne pense pas que vous puissiez séparer,
dans une oeuvre de fiction l'expression de la pensée. Plus une chose est profondément pensée, mieux elle
est exprimée.
A mon avis, Stevenson est un piètre écrivain parce que sa pensée est pauvre, et par conséquent, il a beau
se démener, son style est détestable. Et je ne vois pas comment vous pouvez aimer une technique en dehors
du sujet. Mais peut-être est-ce que je dénature votre pensée? Je ne saisis pas ce que vous voulez dire.
Comme la critique est difficile! Pas un seul mot n'a le même sens pour deux personnes. Quant à recevoir
de l'aide dans mon œuvre, j'ai perdu tout espoir. Les critiques sont déplaisantes, les louanges sont agréables;
mais ni les unes ni les autres n'ont une quelconque portée sur ce qu'on fait. De toute façon, comme je
le prétends toujours, c'est le plaisir que l'on a soi même qui est le seul guide, et c'est lui qui me conduit,
ces temps-ci, à avoir en projet encore quatre livres.
Notre jardin suscite la jalousie de tout le Sussex. Nous avons découvert un colchique qui ressemble à
une petite tulipe mauve, que vous plantez et qui sort de terre la semaine suivante. Inutile de dire que ceci
est entièrement l'oeuvre de Leonard. Il travaille comme un terrassier, de même qu'il grimpe comme
un singe jusqu'au sommet des poiriers. N'ai-je pas eu raison d'épouser un homme comme celui-là ? Mais si
j'offre mon admiration, je suis rarement admise à participer. Vraiment, je crois qu'il n'y a rien d'aussi
beau qu'un jardin un jour de grande chaleur. Quand on atteint l'âge mûr, on dit ces choses simples, ces
lieux communs, avec une profonde conviction.
Il faut que je me défende d'une femme (2) (elle a trente-trois ans) qui me dit que je vends mon âme en
écrivant des articles et qui souhaite que je consacre à tout jamais mon énergie à écrire des romans. Oh!
vous autres lecteurs!
Bon, je suppose que tout ceci est très égoïste, comme d'habitude : mes (3) livres, mon jardin, mon mari. Donc, allez-y et vengez-vous en me parlant de vos livres, de votre jardin, de votre soeur.
Je ne crois pas que nous irons jamais à New Forest. Ce n'est pas ma faute, mais celle de Leonard. Une
fois que nous sommes rentrés dans la trame des jours à Tavistock Square, Léonard a son Parti Travailliste,
sa « Nation » et sa grande oeuvre (4) (qui est infiniment plus importante que n'importe quelle oeuvre que
j'écrirai jamais; mais il est modeste, ce que je n'ai jamais été). Bien que Thomas Hardy nous ait demandé
de venir le voir (voilà que je me vante), nous n'y allons pas. Et je verrais plus volontiers Janet, puisque
je hais les grands hommes.
De toute façon, il reste encore le timbre à un demi-penny.
Affectueusement,
V. W.
1. Recueil de critiques littéraires écrites par V. W. pour différents
journaux.
2. II s'agit de Vita Sackville-West, à laquelle Virginia répond le même
jour (cf. lettre suivante).
3. C'est Virginia Woolf qui souligne.
4. Virginia parle de son étude Aprés le déluge, sur laquelle Leonard
travaillait depuis 1920. Le premier volume parut en 1931, le second en
1939 et le troisième en 1953.
A VITA SACKVILLE-WEST
Monks House, Rodmell, [Sussex]
Mardi [1er septembre 1925]
Ma chère Vita,
Comme ce serait merveilleux de recevoir une autre lettre de vous - encore mieux de vous voir. Je ne l'ai
pas proposé puisque cette fois-ci, mes maux de tête sont devenus un épouvantable tourment, et que j'ai
passé une nouvelle semaine au lit. Cependant, même Leonard, à présent, admet que je suis mieux. Je pense
que vous pouvez passer en voiture, venir me faire une petite visite, prendre le thé ou dîner, ce que vous
voudrez, et faire un brin de conversation. Un jour de la semaine prochaine ? Je vais être horriblement sage,
et n'ose suggérer ce dont je meurs d'envie: un tour en voiture jusqu'à Amberley (1). Mais quand je serai
robuste - et je vais l'être - cela pourra-t-il se faire?
Ottoline m'emmena une fois à Londres en voiture à minuit; l'effet fut prodigieux : Saint-Paul, Tower Bridge, le clair de lune, le fleuve, Ottoline en grande toilette, fardée, tout en blanc, aussi peu discrète qu'une pierre tombale polychrome dressée sur Tower Bridge, au milieu de tous les cueilleurs de houblon et les bateliers rentrant saouls un jour férié.
Au lit, j'ai fulminé contre le fait que vous ayez pu douter que mon goût pour le poète Crabbe fût réel.
Je vous assure que j'en ai acheté un exemplaire avec mon argent de poche avant que vous ne perdiez votre
première dent de lait. Qui plus est, j'ai lu Peter Grimes, sans doute six fois en dix ans : « Mais il ne s'apitoie
pas, même dans la tombe. » C'est de là que vient cette citation. II y a aussi une description magnifique du vent
dans les roseaux, que je vous montrerai si vous venez. Je découvre, à ma grande surprise, que toute l'oeuvre
de Crabbe est presque entièrement sur des êtres.
Un des critères de la poésie - en convenez-vous? - est que sans dire les choses, en disant même le
contraire, elle les suggère. Ainsi, je pense toujours à des marais, des marécages, des galets, à la Côte Est,
à des rivières avec quelques bateaux, à des algues qui sentent fort, des hommes en vareuse bleue en train
d'attraper des crabes, à tout un paysage en somme, comme si j'avais tout lu. Mais ouvrez Crabbe, et vous
n'y trouverez rien de semblable. Un mot de description ici ou là, c'est tout. Le reste raconte comment
Lucy se fiance à Edward Shore. Alors, si votre poème est, comme vous le dites, sur le puceron lanigère,
peut-être en sortirai-je rêvant aux étoiles et aux Mers du Sud. Mais dépêchez-vous et écrivez-le.
Bon, vous pouvez penser que ma vie est un échec total, pour une raison ou une autre. Tout ce que je
dis, c'est que si cela revient à donner du plaisir aux gens (et je ne suis pas en train de pêcher un compliment
dans votre mare), je suis sûre que d'avoir publié les poèmes de Monsieur Palmer (2), comme je l'ai fait
cet été, lui a procuré un plus grand plaisir que tous les Common Reader ou Mrs. Dalloway présents ou futurs
n'en donnent au reste du monde.
Et quelle objection faites-vous à ce que je me prostitue pour Todd (3) ? Mieux vaut se prostituer, je trouve,
qu'avec honnêteté, timidité, froideur et respectabilité, forniquer avec le Supplément Littéraire du Times.
Vous voyez, il faut m'écrire une longue lettre.
Et n'allez pas marcher à grandes enjambées au-dessus de ma tête au clair de lune, aussi merveilleu-
sement belle que puisse être cette vision.
Il faut que j'arrête. Ou j'expliquerais alors pourquoi c'est parfait pour moi d'avoir des visions, tandis
que vous, vous devez être précise. J'écris de la prose, vous de la poésie. Et la poésie étant des deux ce qu'il
y a de plus simple, de plus grossier, de plus élémentaire, assortie en plus du charme fortuit de la rime
et du mètre, elle ne peut véhiculer la beauté comme la prose. Peu de choses lui montent à la tête. Vous
me direz « définissez la beauté... »
Mais non, je vais dormir.
Votre V. W.
1.Dans l'ouest du Sussex.
2. Herbert Palmer, Songs of Salvation Sin and Satire, imprimé et édité
par la Hogarth Press en octobre 1925.
3. Responsable de rubrique dans Vogue.
A VITA SACKVILLE-WEST
52 Tavistock Square, W. C. 1
Mardi [le 6 mars 1928]
Ma chérie,
Pourquoi m'écrivez-vous une lettre mercredi et la reçois-je seulement lundi? Est-ce que ce serait de nouveau
la Perse (1) ? Je crains que vous ne soyez pas très heureuse; je vous sens malheureuse. Que peut-on
faire à propos de Berlin, du carrosse d'ambassadeur avec son laquais en mauve sur le siège (2) ? Dottie (3) dira
sans doute sa façon de penser à Harold. La mienne est à votre service si vous pouvez l'utiliser. Et Potto
[le chien de Virginia Woolf) a un grand coeur, mais il ne sait pas écrire et c'est Virginia qui écrit.
Je devrais être en train de dîner avec Clive pour rencontrer Lord Berners, et c'est entièrement de
votre faute si, à la place, je dois rester des heures assise près du radiateur à gaz. C'est ce maudit
Orlando (4). Je veux le finir et je n'arrive pas à le terminer.
Je me réveille la nuit si excitée que je dois prendre un somnifère; alors, je passe la journée à broyer du
noir. Mais nous allons à Rodmell pour trois ou quatre jours, et là - plaise à Dieu – « vous » serez terminée.
Et je reviendrai fraîche et dispose. En plus, je crois bien que c'est un oeuf pourri: trop vite fait, trop
bâclé, et qui va dans tous les sens. Je vais le mettre dans un tiroir jusqu'au mois de mai.
Pourquoi faire une conférence sur la poésie (5) aux Danois, quand vous pourriez donner à Virginia (qui
vaut bien tout Copenhague) une démonstration pratique de l'art d'aimer? Non. Nous partons le 25, ainsi
immanquablement nous vous raterons.
Vous me manquez. Sans vous, ma vie n'a pas de piment. Tout n'est que corvée et routine. Sibyl,
Clive, Stockbrokers, Ottoline, Molly, l'imprimerie, voilà mon train-train, avec Dottie qui rôde aux alentours
et Lady Margaret (6). Déjeunerai-je avec elle et serai-je traitée avec condescendance par George ? Je pense
que non. Alors que reste-t-il? L'art de la littérature. Mais je crois n'avoir rien de profond à dire à ce sujet.
Lucas était si suffisant au téléphone que j'ai refusé de lui donner mon article, et j'ai refusé d'écrire pour
l'Evening Standard après huit ans d'idylle, et j'ai refusé d'écrire pour l’Encydopédie. Par ailleurs, je crois que
je vais rédiger un petit article sur le nez de la reine Elizabeth pour Eve (7).
Chez Ottoline, j'ai rencontré James Stephens, un petit homme qui a l'air d'un singe sur un orgue de
Barbarie, volubile comme un - oh! je suis incapable de concevoir en ce moment ce qui est volubile, excepté
mon radiateur à gaz. Il racontait que Yeats passa vingt ans de sa vie à écrire Léda. Il se le récitait encore et
encore, jusqu'à ce qu'il estimât juste le poids de chaque mot. Parfois, il en retirait un, et l'année suivante le
replaçait.
Pour l'amour de Dieu, traduisez Rilke. Assurez-vous seulement de vos droits, et qu'il n'y ait pas d'autre
traduction en anglais. J'en ai lu un peu (la prose) en français, et j'ai trouvé que c'était bon jusqu'à un certain
point *. Subtile, mélodieux, mais ne franchissant pas vraiment l'obstacle. Ses poèmes peuvent être
meilleurs. Sans doute, d'après ce qu'on dit. Oui, traduisez-le.
Savez-vous que je parle très bien le français? C'est-à-dire très couramment, avec quelques inexactitudes,
et un bon nombre de mots hors d'usage depuis Saint-Simon. C'est là le rapport de mon professeur de français.
Je prends des leçons. C'est le plus drôle des divertissements. Tantôt avec une femme encore jeune, tantôt avec un homme âgé, tantôt avec une bohémienne d'un certain âge, très séduisante, qui me dit qu'elle « adore les
Anglaises ». Chacun me raconte son histoire. Je pense que je vais apprendre l'italien, l'espagnol et le russe,
non pas pour la langue, mais pour le récit de la vie de mes professeurs. Je veux simplement que vous sachiez
ceci: je parle vraiment le français. Parce que jamais vous ne m'entendrez. Et puis, j'acquiers, même par rapport
à vous, un peu plus de vraie féminité. Toutes les vraies femmes parlent le français, et se poudrent le nez.
A propos, croyez-vous que je vous connaisse? Intimement ? Une question que je me poserai demain
matin. Vous descendez [dans Orlando) en voiture à Knole, et en route, vous révélez la part la plus pro-
fonde et la plus secrète de votre personnalité.
Eddy (8) écrit une lettre très, très venimeuse à propos de Herr Wagenseil (9). Jamais je n'ai rencontré
quelqu'un d'aussi franchement acrimonieux. Il ne peut s'agir d'aristocratie; je veux dire qu'il s'agit
plutôt d'une sorte d'aplomb, né (tout à fait à tort) d'une prétention à se croire supérieur, alors qu'Orlando
n'en possède pas la moindre. Il devrait épouser Mademoiselle Spender Clay. Je l'ai rencontrée
et elle m'a paru intelligente, aimable et très jolie. Mais épouser Eddy, me semble-t-il, c'est porter un
cilice pour la vie. Raymond est « l'homme le plus malheureux du monde » ou quelque chose de semblable,
disait-il l'autre soir. Mais je n'ai pas demandé de détails.
Maintenant, bonne nuit. Je suis tellement assoupie par ce chloral qui mijote dans ma colonne vertébrale,
que je n'arrive pas à écrire, ni encore à m'arrêter d'écrire. Je me sens comme une phalène aux yeux
lourds et écarlates, enveloppée d'une douce pèlerine duveteuse, une phalène prête à se poser sur un buis-
son de douceur. Oh! mais c'est inconvenant.
Je vous en prie, ma chérie, soyez plus heureuse. Ou en tout cas, dites-moi la vérité sur votre sort.
Mes amitiés à Harold. Son livre (10) se porte très bien et nous en sommes ravis. Aimerait-il qu'on lui envoie
des critiques?
Votre Virginia.
1.Virginia craignait que Vita ne dût retourner à Téhéran rejoindre
son mari Harold Nicholson, qui y était conseiller d'ambassade.
2. Harold avait annoncé à Vita qu'il voulait maintenant devenir ambas-
sadeur, ce qui aurait définitivement éloigné Vita d'Angleterre.
3. Dorothy Wellesley était une amie de Vita.
4. Vita sert de modèle au personnage d'Orlando.
5 Les 26 et 27 mars 1928, à Copenhague, Vita fera une conférence
sur la poésie, et Harold sur Byron.
6. Lady Margaret Duckworth, la femme de son demi-frère, George
Duckworth.
7. Effectivement, l'article parut dans Eve, le 23 mai 1928, sous le titre
« Figures de cire à l'Abbaye ».
* C'est V. W. qui souligne.
8. Le cousin de Vita, écrivain et critique musical.
9. Le traducteur allemand de plusieurs nouvelles et de quelques essais
10. La Hogarth Press a publié son livre, Le Développement de la biblio-
graphie anglaise, le mois précédent.
A VITA SACKVILLE-WEST
Monks House, Rodmell, Sussex
Samedi, le 8 septembre 1928
Réfléchissez à ceci et donnez-moi votre réponse. Supposez que nous partons (vous, moi et Potto) le
samedi 22. Nous dormons à Paris. Allons à Saulieu lundi. Y passons deux nuits, plus, si nous souhaitons.
Continuons jusqu'à Auxerre, Saumur, Vézelay. Tout cela est à un jet de pierre, et revenons ici le
dimanche 30. Cela vous irait-il? Brantôme semble trop loin. Est-ce queje vous prends un billet pour Saulieu?
Voulez-vous voyager en seconde ou en première? (Sur le bateau, j'exige la première.) Si les premières
étaient beaucoup plus confortables, ce sont elles que je conseille. Autrement, non, parce que les voyageurs
de première sont toujours vieux, gras, grincheux et sentent l'eau de Cologne, ce qui me rend
malade. Comme preuve de ma bonne foi pour ce voyage, je suis allée dans une agence et me suis renseignée
sur les trains. Ils prendront nos billets si nous prévenons d'avance. Aussi, comme je commençais à
le dire -et Dieu sait que je déteste cette obligation d'être si précise - donnez-moi votre réponse.
J'avoue que je suis déjà dans une violente excitation. Voyez-vous, ma chérie, jouissant maintenant
d'un état de santé florissant, je serais capable de veiller toute la nuit: nous pourrions visiter des ruines
au clair de lune, aller au café, au bal, au spectacle, faire la fête, discuter sans fin, dormir seulement le
temps que la lune se couvre d'un voile fin et, la journée, courir les vignes.
J'ai bruni et j'ai le teint chocolat foncé. Le soleil resplendit, mais en ce moment, vous êtes en train de
frissonner sous les couvertures dans un fichu brouillard teuton (1), et je ne dirai rien de plus.
Mais j'ai mille choses à raconter et, comme d'habitude je dois fendre l'air; Pinka a eu quatre chiots,
aussi dois-je aller à Lewes acheter du Lactol ou quelque chose de semblable. II y a deux mâles et
deux femelles. Elle est un modèle de tous les défauts de la maternité: inquiète, dévouée, empressée,
« vache à lait ». Mais j'allais dire que j'aime beau coup votre « Tolstoï » (2). Je pense que c'est votre
meilleur article, aussi loin que j'aie pu juger. Et comme je me flatte toujours de votre style, je suis
satisfaite. Je pense que vous avez mieux cerné le vieux Sphinx que n'importe lequel des autres
« commémorateurs (3) » de service, qui affluent, mais qui débitent des inepties.
Le problème que vous auriez dû traiter à fond - s'il y avait eu de la place - est justement celui que
vous soulevez : qu'est-ce qui fait son réalisme qui aurait pu être photographique mais qui ne l'est pas du tout?
Au contraire, c'est émouvant, palpitant, et ainsi de suite.
Il doit y avoir là un truc quelconque, une manière très singulière - je ne saurais la définir - d'agencer
la perspective. Je vous apprécie quand vous écrivez des choses aussi intéressantes, et j'ai beaucoup à dire
à propos de votre roman - si seulement les chiots pouvaient être nourris sans que j'aie besoin d'aller à
Lewes.
L'autre soir, sur les Downs (4), l'idée m'est venue, en fait, d'un essai à la fois long et très profond, à ce qu'il
me semblait, sur l'écriture des romans et sur la manière de discerner s'ils ne sont que vent et sensi-
blerie ou non. Maintenant, je n'arrive plus à m'en souvenir.
Je crois que l'essentiel en commençant un roman est de sentir, non pas que vous êtes capable de l'écrire,
mais qu'il existe sur la rive lointaine d'un golfe que les mots ne peuvent traverser. C'est-à-dire qu'il doit
être mené à bien uniquement dans un état d'angoisse haletante. Maintenant, quand je m'installe pour écrire
un article j'ai un filet de mots qui vient, certainement en une heure ou à peu près, s'abattre sur mon idée.
Mais un roman, croyez-moi, pour être bon, doit sembler, avant qu'on ne l'écrive, quelque chose d'impos-
sible à écrire, uniquement quelque chose de visuel. De sorte que pendant neuf mois, on vit dans le
désespoir, et c'est seulement lorsqu'on a oublié ce qu'on voulait dire, que le livre semble passable. Je
vous assure, tous mes romans étaient de première qualité avant d'être écrits. Si je sentais que je pouvais
les écrire avec facilité (pardonnez les trous de ce papier - je l'ai déchiré d'un classeur), alors je devrais m'aper-
cevoir qu'ils étaient spécieux et éphémères, comme le prétend d'ailleurs Monsieur Swinnerton (5).
Quant à Radclyffe Hall (6),je suis d'accord, mais que peut-on faire? Elle a rédigé elle-même une lettre,
protestant de son innocence et de sa décence, qu'elle nous demanda de signer, et elle n'aurait voulu qu'au-
cune autre lettre soit envoyée. Donc, on ne peut rien faire, sinon une petite lettre en fait plutôt comique,
que Morgan Forster écrivit et qu'il me demanda de signer. Et maintenant, j'apparais, moi, comme le
porte-parole du saphisme, et j'écris des lettres depuis le Club Réforme! On ne peut rien faire d'autre. Sauf
que Desmond est en train d'écrire un article - mais, comme dit Dottie, que Desmond écrive un article, de
quelle utilité est-ce?
Nous avons vu Dottie hier; elle doit se saupoudrer d'une poudre anti-aphrodisiaque qui pénètre le nez
des mâles, car jamais je n'ai vu Leonard dans une telle rage. Alors qu'à mes yeux, elle était tout à fait
comme à l'accoutumée : ne racontant rien de particulier, ses allées et venues. Nous rentrâmes à cent à
l'heure, Leonard était si courroucé à cause de sa vanité, de sa suffisance, de son égoïsme, de sa vulgarité,
de sa mauvaise éducation, de son caractère violent, etc.
Maintenant, il faut que j'aille.
Ecrivez, ma chérie, je vous en prie, et encouragez-moi à venir avec vous. Ce qui est un risque, car
supposons que vous soyez lasse?
A vous.
1. Vita est à Potsdam.
2. Un article de Vita qui a paru le jour même dans Nation and Athe-
naeum.
3. II s'agissait du centième anniversaire de la naissance de Tolstoï.
4. Collines du sud de l'Angleterre.
5. Frank Swinnerton, romancier et critique, trouvait les romans de V. W. beaux, mais « anémiques ».
6. Son roman, Le Puits de solitude (que V. W. trouvait franchement ennuyeux) venait d'être saisi par la police, sous l'accusation de pornographie (il s'agissait d'une histoire d'homosexualité féminine; le scandale
fait sourire aujourd'hui). Plusieurs écrivains se mobilisèrent par principe pour faire lever l'interdiction.
A ETHEL SMYTH
[52 Tavistock Square, W. C. 1]
Dimanche, 22juin [1930]
O mon Dieu, j'ai été une belle scélérate de ne pas vous écrire, même une carte, pour vous remercier de
vos fleurs blanches! Vous avez dû dépouiller votre jardin, puis trouver deux immenses boîtes, traverser
Woking en les transportant à bicyclette, puis monter jusqu'ici en taxi. Et j'ai reçu tout cela seulement avec un
signe de tête. Seigneur! Et ce n'est que vendredi qu’elles se fanèrent. J'ai enfoui mon nez (pourquoi
aimez-vous cette longue trompe?) dix fois par jour dans leurs délices. Et ainsi, j'ai plané au-dessus de
Dieu sait quels ennuis! Alors, voilà je vous remercie.
Je renvoie la lettre particulièrement remarquable d'Elizabeth (1). Quel esprit vigoureux et précis! Quelle
force elle insuffle à ses jugements terre à terre! Et c'est ce vigoureux esprit qui croit en Dieu. J'essaierai
de la voir, seule si je peux, et essaierai de ratisser son esprit avec ma herse fantasque. Car elle doit être
ensemencée en profondeur de toutes sortes de graines - je n'arrive pas à finir cette image. Je vois son esprit,
et je vois le mien, mais j'ai si chaud et suis tellement assoupie. Je dois abandonner.
J'ai commencé cette lettre à Rodmell (2) où nous avions la fille d'un ministre écossais en détresse :
devait-elle choisir ce travail-ci ou celui-là ? L'angélique Leonard écrivit un télégramme à son père à Aber-
deen, pendant que j'étais assise, musardant sur mon livre (3), furieuse d'être interrompue; et les cinq chiots
noirs me mordaient les doigts de pied. C'est un livre impossible, mon livre.
Non, je n'aime pas beaucoup Enid. Peut-être parce que je sais la suite, qu'elle a épousé Jones et possède
une villa.
Je ne voulais pas vous faire croire, quoique je doive l'avoir dit, que Leonard a servi sept ans pour sa
femme (4). Il me vit, c'est vrai; il pensa que j'étais un drôle d'oiseau et partit le lendemain pour Ceylan,
avec un vague sentiment pour nous deux! [Virginia et sa soeur, Vanessa.]
Puis j'entendis des histoires sur lui: que sa main tremblait et qu'il s'était, de rage, mordu le pouce
jusqu'au sang. Lytton disait qu'il était comme Swift et assassinerait sa femme. Quelqu'un d'autre dit que
Woolf avait épousé une Noire. Woolf dans la jungle, c'était romanesque pour moi. Puis je me suis installée
seule avec un frère [Adrien], et Nessa [diminutif de Vanessa] s'est mariée. J'étais assez aventureuse, pour
cette époque. C'est-à-dire que nous étions très libres sexuellement. Elizabeth nous doit en partie son éman-
cipation et ses études de mathématiques. Mais moi, j'étais toujours poltronne sexuellement, et je ne par-
tais jamais faire de balades en montagne avec des comtes, comme vous le fîtes, ni ne cueillis toutes les
fleurs de la vie dans un bouquet, comme vous. Ma terreur de la vie réelle m'a toujours maintenue dans
un couvent. Et la plupart de ces conversations, de ces promenades lorsque je m'aventurais seule dans
Londres, ou de ces veillées, jusqu'à n'importe quelle heure avec des jeunes gens, à dire tout ce qui nous
venait à l'esprit, étaient plutôt insignifiantes, alors que vous, vous n'étiez pas insignifiante. Elles étaient pour le moins étroites, limitées, conduisant à d'interminables intrigues. Nous avions de violentes querelles,
oh! oui. Souvent je traversais Londres dans de telles rages, et je tempêtais sur les hauts de Hampstead, blanche ou violette de colère. Puis je me mariai, et mon cerveau explosa en mille feux d'artifice.
Comme expérience, la folie est terrifiante, je vous assure, et on ne doit pas la regarder de haut. C'est
dans sa lave que je trouve encore la plupart des choses que j'écris. Elle fait jaillir hors de soi tout ce qui est
façonné, définitif, mais pas à petite dose comme fait le bon sens. Les six mois - pas trois – que j'ai passés
au lit m'en ont appris un bon bout sur ce qu'on appelle soi. En fait j'étais presque invalide quand je retournai
vers le monde, incapable de faire un pas, paralysée par la terreur, après cette discipline. Pensez, pas un
moment de libre pour échapper à l'autorité des médecins - de parfaits étrangers, des hommes convention-
nels. « Vous ne devez pas lire ceci », « vous ne devez pas écrire un seul mot », « vous devez rester au lit et
boire du lait », et cela pendant six mois.
Mais assez. Je dois faire avec, quelle que soit la situation. Et voilà une lettre pour vous remercier des
immenses boîtes en carton. Elles ont dû bringuebaler dans votre wagon de troisième classe.
Virginia.
1. Elizabeth Williamson est la petite-nièce d'Ethel Smyth.
2. Village du Sussex, où se trouvait la maison de campagne des Woolf.
3. Virginia Woolf était en train d'écrire la seconde version des Vagues.
4.Léonard a été administrateur colonial à Ceylan pendant sept ans (1904-1911). Il démissionna pour épouser V. W. Virginia fait ici réfé rence au verset 20 de la Genèse (« Jacob servit sept années pour Rachel, et elles furent à ses yeux comme quelques jours, parce qu'il l'aimait »).
A ETHEL SMYTH
Monks House [Rodmell, Sussex]
Le 15 août 1930
Comme cet après-midi il tombe des cordes, je vais écrire quelques remarques, dans le désordre, telles
des miettes offertes à une pie (ces oiseaux font leur nid avec de la paille, des cheveux tombés d'un peigne
et d'autres rebuts). L'arrière-grand-mère paternelle d'Ethel était une pie.
1) Pourquoi ne viendriez-vous pas passer une nuit ici? C'est une remarque sensée. Pourquoi ne pas être
notre première invitée [de l'été] pour un dîner et une nuit? Il y a un train qui vous amène ici aux environs
de 16 h 30; Léonard vous attendrait. Un autre vous ramène à 9 h 30 ou 14 h 30 le lendemain. Afin que
vous soyez chez vous pour le thé. Je ne suis pas très sûre des dates, mais je suggère, par exemple, jeudi 21
ou vendredi 22. Répondez, je vous en prie, et mettez ceci fermement sur pied. Nous pourrions bavarder
toute la matinée.
2) Je suis un psychologue plus myope qu'obtus (1). Je vois la circonférence et les grandes lignes, pas le
détail. Vous et Nessa dites que je suis terriblement stupide parce que je ne vois pas la mouche qui est
sur le plancher. Mais je vois les murs, les tableaux et la Vénus contre le poirier, de sorte que je sais par-
faitement où se trouve la mouche et ce qui l'entoure. Disons que vous êtes une mouche : ce que vous faites
réellement et dites, je peux mal l'interpréter. Mais, je sais où vous êtes dans le monde, et jamais je ne
vous considère hors d'un tout. Donc, continuez d'agir et de parler aussi follement que vous aimez le faire.
Ayant fait l'ébauche de vos contours - votre mur, votre statue et votre poirier (alors que j'étais étendue
sur le divan ce premier après-midi) -, pas la moindre agitation au premier plan ne viendra me troubler.
Vous comprenez, j'aime votre circonférence.
3) Dorénavant, si j'étais malade je serais tout aussi prête à venir chez vous que chez Vita, quoique pour
des raisons tout à fait différentes. Quand j'ai été malade, il y a quatre ans, et que j'ai dû passer trois
mois au lit, elle m'emmena à Long Barn. J'étais, là bas, dans un nid en plume de cygne, et me rétablis.
Un sentiment de paix m'est resté, lié à elle; voilà quelques-unes de mes associations. J'aime les éclai-
rages, les oreillers et le luxe, essentiellement pour des raisons esthétiques et souvent, simplement pour
le spectacle, car jamais je n'acquiers moi-même des biens pour les posséder, et si j'étais malade, vous
seriez tout aussi apaisante. Non, pas cela; peut-être que « réconfortante » conviendrait mieux. Un esprit
sain, voilà ce que je veux. Un solide sens de la réalité. Et ne me le donneriez-vous pas? N'avez-vous pas
- en tout cas à mes yeux - bataillé suffisamment avec le monde pour vous être ménagé des instants de paix?
Le but de cette remarque est, je pense, de vous prouver que je suis assez multiple pour vouloir à la
fois Vita, Ethel, Leonard, Vanessa et oh! encore quelques autres! Mais la jalousie n'est pas un défaut
très méchant, n'est-ce pas? Je suis souvent jalouse des qualités des autres. Penser simplement que je ne veux
qu'un duvet de cygne n'est pas un portrait exact de mon esprit.
4) Enfin, la Perversion. Oui, je crains d'être tout à fait d'accord avec vous pour penser que c'est stu-
pide. Mais je soupçonne que nous avons tort. Je soupçonne que la baguette et la poudre à canon de nos
grands-pères des Indes nous influencent. Je pense que nous devenons provinciales et mesquines. Quand je
vais à ce que nous appelons une soirée de pédérastes, j'ai l'impression de m'être égarée dans une vespa-
sienne. Un lieu humide, puant, vulgaire. Je me suis disputée avec Eddy Sackville (2) à ce sujet. Je me dispute
souvent avec mes amis. « Comme vous êtes sots,
coquets, vous autres sodomites! », lui dis-je. Sur quoi il s’emporta et m'accusa d'avoir un grand-père au nez rouge.
Quant à moi, pourquoi vous ai-je dit que je n'ai éprouvé qu'une fois du désir pour un homme (3) quand
lui ne ressentait rien pour moi? Je vous l'ai dit dans un délire que seul susciterait l'opium. Non. Aurais-
je ressenti pour lui de l’attirance physique, alors sans aucun doute, nous nous serions mariés, ou aurions
essayé quelque chose ensemble. Mais mes sentiments étaient tous d’ordre spirituel, intellectuel, émotionnel.
Et lorsque, deux ou trois fois en tout je ressentis quelque chose pour un homme, il était lui, si borné,
cavalier, coureur et terne que - multiple comme je suis –je ne pouvais que tourner les talons et galoper
dans la direction opposée. Peut-être que ceci explique pourquoi Clive, qui avait ses raisons, m'a toujours
appelée « drôle d'oiseau ». Vita aussi m'appelle « drôle d’oiseau ». Et je réponds (j'y pense souvent quand je
tiens leur main et que je sens un plaisir exquis au contact du corps d'un homme ou d’une femme). « Mais
ce que je vous demande, c'est une illusion. Faites danser le monde. » Et plus que cela je ne peux obte-
nir mon sentiment de l'unité, de la cohérence, et tout ce qui fait mon désir d'écrire La Promenade au
Phare, etc., sans être constamment stimulée. Ça ne vaut rien d’être assis dans un jardin avec un livre, ou
de rassembler des faits. Il faut cette effervescence, ce souffle qui attire, et ce bourdonnement. Bien sûr, je
reçois énormément de Leonard, mais c'est différent. Oh! mon Dieu, combien de choses je désire! Comme
je butine des fleurs différentes! Et souvent, je recharge mes batteries en me plongeant dans Londres, entre
le thé et le dîner; et je marche, je marche, ravivant ma flamme dans la City, dans un bas quartier où, sur
le seuil, je jette un oeil à l'intérieur des tavernes.
Où les gens se trompent, je crois, c'est en rétrécissant constamment et en nommant ces passions extrê-
mement composites et sans objets précis. Ils se trompent en les étiquetant et en les cloisonnant. Mais
comment définissez-vous la « Perversion »? Quelle est la frontière entre l'amitié et la perversion?
Bon, assez! Surtout quand je lis dans votre dernière lettre que vous ne voulez pas de réflexions
d'ordre psychologique. Et je ne doute pas que celle-ci soient toutes fausses, mais je vous traite comme
une femme dont la grand-mère paternelle était une pie.
V.
1. Ethel avait écrit à Virginia: « On pense de vous que vous êtes peu psychologue, pas très " humaine ", etc. Et c’est vrai. Cependant, je me sens en sécurité avec vous du fait d'être comprise. »
2.Le cousin de Vita Sackville-West.
3.Sans doute, s’agit-il de Lytton Strachey, qui, en 1909, avait demandé à Virginia de l’épouser. Elle avait accepté. Mais d’un commun accord, ils rompirent leur engagement presque immédiatement.
A ETHEL SMYTH
52 Tavistock Square [W. C. 1]
1er avril (jour des farces) [1931]
Eh bien! Ethel, vous êtes une femme intelligente, une romancière manquée, si jamais il en a existé, et
je pourrais écrire des pages de louanges sur vos dons, si seulement j'étais en mesure d'écrire. Mais cet art
merveilleux, je ne pourrai m'y essayer jusqu'à ce que je sois sortie de ce flux et reflux de misère; je veux
dire les commandes à l'épicerie, les factures à régler et les manuscrits égarés que je dois essayer de retrou-
ver - dans ce havre vert où je vis, solitaire, Dieu soit loué, dans mon bureau donnant sur les marais.
J'ai trouvé au milieu de mes paperasses, enfouies derrière des bottes, ces lettres que vous souhaitiez,
je crois, voir envoyées. Dame Holtby (1) ne me séduit pas entièrement sur le papier; mais je vous crois sur
parole, elle n'est pas tout à fait aussi aveugle qu'elle le paraît.
Où est la facture pour le postiche (2) ? Ecrivez-moi de longues lettres. A la campagne, elles se déploient
comme des fleurs dans l'eau. Ce qu'il y a de pire dans ma souffrance, c'est qu'elle n'est que la moitié des
démangeaisons d'un chien atteint d'eczéma. Les gens disent peu de choses, font des signes, des allusions.
Ceux-ci me poignardent. Et ce ne sont pas toujours les flèches de la destinée. Vous, par contre, ce que
vous me donnez, c'est une protection, autant que je puis la recevoir. Je vous regarde et (étant aveugle à
la plupart des choses, excepté aux impressions fortes) je pense que si Ethel peut être si vraie, si franche et
si spontanée, je ne crains pas dans l'immédiat mon démembrement par des chevaux sauvages. C'est le
cri d'un enfant dans le noir, qui cherche la main de sa nourrice. Vous faites cela parce que vous êtes si
spontanée, si magnifiquement vous-même. C'est pour cela, se libérer de leur propre égocentrisme, que les
gens sont prêts à payer vingt livres la séance d'un psychanalyste.
Qu'importe maintenant. Voici Vita qui arrive comme un navire toutes voiles dehors. Je pense que
vous allez bien. Nous appelons tous de nos cris la main d'une nourrice.