Charlotte Delbo La vie retrouvée, de Ghislaine Dunant

Charlotte Delbo La vie retrouvée

14 septembre 2016
Télérama,

Le livre s’ouvre sur l’exploration d’une maison abandonnée, entourée de hautes herbes et de rideaux d’arbres, en bordure d’un talus grillagé. Une ancienne gare devenue pavillon de chasse, que Charlotte Delbo (1913-1985) acheta pour y vivre, des années après son retour des camps de la mort. En deux, trois pages abyssales, un déchiffrage. A quoi tient une biographie réussie ? A l’écriture, avant tout. Une riche documentation peut sembler suffire. Alors, on n’aura qu’un pavé à émietter, une banque de données à picorer qui ne laisseront de traces qu’en surface. Si une plume se pique de mettre de l’ordre dans la vie d’autrui, d’en fouiller les tréfonds pour mieux en comprendre les signes extérieurs, alors un chemin initiatique s’ouvre au lecteur.
Ghislaine Dunant a réussi ce prodige, d’autant plus exemplaire que son sujet est monumental, écrasant. Comment trouver la juste place pour raconter le destin effroyable de la résistante communiste Charlotte Delbo, qui vit son mari fusillé au mont Valérien en 1942, avant d’être déportée à Auschwitz, puis à Ravensbrück jusqu’en avril 1945 ? Comment trouver le juste mot pour parler d’une immense femme de lettres, qui consacra le restant de son existence à raconter l’inconcevable, dans des livres protéiformes inspirés par ses souvenirs des camps ? Ghislaine Dunant relève ces défis sans jamais sortir de l’ombre. Elle donne à voir sans jamais disparaître. Respectueuse et perspicace, elle commente, analyse, met en lumière. Dissèque finement les textes de son modèle plutôt que de les paraphraser. Offre de longues pages, concrètes et factuelles, de récit du quotidien de cette rescapée, comme pour la réinscrire dans la vie réelle. Dans cette « vie retrouvée », comme l’indique le sous-titre de sa biographie qui résume parfaitement toute l’existence littéraire et existentielle de Delbo.
Sans doute la réussite de cet ouvrage vient-elle aussi de la reconnaissance. Elle-même auteure d’un roman salutaire sur l’enfermement psychiatrique (« Un effondrement), Ghislaine Dunant dit avoir été sauvée par la lecture d’Aucun de nous ne reviendra, le livre phare de Charlotte Delbo. Comme cette dernière fut sauvée par Le Misanthrope de Molière, qu’elle échangea contre un bout de pain à Ravensbrück. Entre les deux femmes, le miracle a eu lieu. Une transmission secrète, un échange souterrain. « Quand on a regardé la mort à prunelle nue/ C’est difficile de réapprendre à regarder les vivants aux prunelles opaques », écrivit Delbo. Cette biographie dessille, lave le regard pour le préparer à se plonger dans une œuvre majeure encore trop méconnues. Pour que le passage de relais silencieux se poursuive.
Marine Landrot

Article en pdf

haut de page