Pascal Hébert

23 novembre 2007, Rencontre avec Ghislaine Dunant
L'Echo Républicain,

Rencontre avec Ghislaine Dunant

"Comme c'est difficile d'être un humain"

Qu'est-ce que vivre? Est-ce si difficile de vivre? Ghislaine Dunant est tombée dans la dépression. Un mal étrange, étranger. Un jour, tout bascule, sans bruit. C'est le mal dedans. On n'arrive plus à vivre. Dans son récit, Ghislaine Dunant n'expose pas la maladie comme on le ferait d'une belle oeuvre. Elle n'explique pas les raisons, les symptômes. Son texte va plus loin. Au-delà. C'est un récit sur le quotidien, ce fil tendu sur le temps où la chute est au bout de chaque pas. Tout doucement, on accompagne la narratrice au fond de l'enfer du désespoir.

P.H. Ecrire ou vivre, faut-il choisir?

G.D. On oppose écrire et vivre. Personnellement, pour moi, il n'y a pas d'opposition. Ecrire, c'est de l'ordre de la vie. C'est une façon encore plus intense de rentrer dans les sensations, les personnes, les scènes. C'est comme si tout était vécu une deuxième fois. Ecrire, ce n'est vraiment pas une opposition à vivre. C'est ma vie.

P.H. Pourquoi avez-vous décidé quelques années plus tard de parler de votre dépression?

G.D. Il y a 33 ou 34 ans, j'ai eu une importante dépression. Pourquoi j'ai écrit ce livre? Certainement pour beaucoup de raisons et je ne les connais pas toutes. J'en découvrirai d'autres. Il y a aussi une rencontre avec une femme qui m'a avoué la honte qu'elle avait de faire une dépression. C'était la partie visible de l'iceberg qui sortait et j'ai été très impressionnée. Et puis je me suis aperçue que cela ne correspondait pas du tout à ce que j'avais vécu. J'ai eu l'impression d'être en possession d'un énorme capital. J'ai senti la nécessité de raconter quelque chose d'essentiel dont je ne m'étais pas rendu compte.

P.H. La démarche n'a pas été simple.

G.D. J'ai laissé de côté mes projets et je me suis lancée sans savoir si je pouvais écrire ce livre. Et est-ce que cela allait faire un livre? J'ai enfin compris que mon récit allait faire un livre lorsque je suis arrivée à cette scène au fond du couloir lorsqu'elle voit un homme en costume sortir d'une chambre. Cet homme en costume ressemble à une personne. Et elle, elle se rend compte qu'elle n'est plus rien. C'est important, le visage de l'autre. Je me suis dit que j'allais pouvoir raconter dans cette clinique le surgissement de l'autre. C'est-à-dire qu'est-ce que c'est qu'une personne, qu'est-ce que l'on est et comment on considère l'autre.


P.H. Alors justement, qu'est-ce que vivre et être une personne?

G.D. Je me suis aperçue, en écrivant ce livre, que j'abordais ces questions qui m'intéressent beaucoup: qu'est-ce que c'est d'être un être humain? Comme c'est difficile d'être un être humain! C'est quoi de tenter d'être une personne. Cela m'a paru très intéressant. Et à partir de cet état dépressif, on a l'impression de n'être plus rien du tout. Ce qui m'a intéressé aussi dans ce travail, c'est d'être attentive aux toutes petites choses. Je voulais que mon écriture s'ouvre dans un espace où il ne se passe rien.

P.H. Et pourtant cela bouge dans votre récit.

G.D. Effectivement, il se passe des choses, mais si petites. Il y a ce pont entre elle qui n'est plus rien et les choses de la vie qui sont les fauteuils vides, les salles communes, les plantes vertes, l'attitude des uns et des autres. J'ai beaucoup trié et j'ai trouvé incroyable comme la mémoire avait gardé des images et des situations. C'est une acceptation et un étonnement pour elle. L'étonnement est une façon en mineur de parler de la peur parce qu'elle ne comprend rien à ce qui se passe et vit dans un hôpital spécialisé.

P.H. Pourquoi n'avez-vous pas cherché l'explication de cette forte dépression?

G.D. Le fait de ne pas donner l'explication, c'était très important et un choix pour ne décrire que ce vivait la narratrice. La difficulté d'être un humain est manifeste dans la dépression. Elle m'a permis de parler d'autre chose, notamment quand le sens fout le camp. Cela peut arriver à tout moment et chez tous les êtres. Lorsque l'on traverse une dépression, on a l'impression que tout est faux, tout est vain. Quand tout va bien, il y a des choses fausses et l'on passe dessus parce que nous sommes dans le mouvement. Quand on écrit, on débusque toutes ces choses fausses.


L'extrait
" Je m' assis sous l'ombre des arbres. Je vis une jeune femme descendre l'allée depuis la clinique à toute allure et à grandes enjambées. Je craignais à chaque pas qu'elle s'étale, le chemin descendait et son équilibre était précaire. Elle avait l'air de dévider quelque chose qui s'était mis en pelote. Elle jetait tout dehors. Elle tenait une cigarette au bout d'un bras tendu, raide. De temps en temps mais pas souvent, elle portait les doigts à la bouche, tirait une bouffée et rejetait la main au bout du bras tendu. Elle marchait vite et claudiquait, parce qu'elle avait un genou raide du même côté que ce bras tendu, un genou rougi de désinfectant. Elle parlait toute seule très fort et marchait très vite, elle était en colère. Un infirmier la suivait, il n'avait pas l'air inquiet, il veillait à ce que son monde à elle ne percute pas l'autre monde autour d'elle. Elle avançait , vite, déterminée, elle cherchait la sortie d'un rêve, du cauchemar d'un accident, d'un mauvais voyage, comme si l'allée qu'elle descendait ne pouvait la mener qu'à la sortie". (page 83).




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