Danse subtile pour une douleur, par Marion Graf, de Ghislaine Dunant

Danse subtile pour une douleur, par Marion Graf

06 octobre 2007
Le Temps,

Récit d'une dépression implicite, " Un effondrement " avance au bord de la peur et du silence mais révèle aussi une comédie potentielle.

Le livre s'ouvre sur une scène choc du film Million Dollar Baby: la jeune boxeuse si sûre d'elle est au tapis, l'échine brisée, projetée entre la vie et la mort. Cette séquence renvoie brusquement la narratrice à un épisode de sa propre jeunesse, un séjour de quelques mois en clinique psychiatrique, en 1973. " De ces jours d'incertitude, j'ai gardé le souvenir comme si je l'avais enfoui au fond de moi dans une cave ".

" Un effondrement " descend dans ces régions souterraines, y portant la clairvoyance d'une langue parfaitement ajustée, précise et sobre. Rien de tapageur dans ce récit âcre et discret dont la seule péripétie est la traversée de ce dénuement absolu qu'est la perte de soi dans la dépression- diagnostic qui reste d'ailleurs implicite. " On était ici parce qu'on ne pouvait plus voir clair ". " On était liés à la part obscure ".    Quelque chose manque, mais quoi? Le récit avance au bord de la peur, au bord du silence, à pas glissants; vacillant d'un verbe à l'autre, d'une nuance à l'autre, il progresse: " Je le voyais, je le regardais ". " Je regardais, j'accompagnais ". " Je franchissais une limite, je sortais ".

Ainsi, c'est presque insensiblement que le repli et l'enfermement    font place à une forme de résistance obstinée, l'absurde, l'irréelle juxtaposition des choses révèle une potentialité de comédie et de jeu, les silhouettes hagardes deviennent des personnes, une rencontre et quelques mots échangés font entrevoir une dignité, l'herbe redevient vivante, peu à peu se tisseront des liens ténus qui arracheront la narratrice à son existence raréfiée pour la remettre au monde. Car la vie, même trouée de doutes et d'accrocs, était là: " Nous, en lambeaux, incertains, nous étions plus réels c'était criant, mais je ne le disais pas, je ne savais pas du tout le dire ".

Trente ans plus tard, la narratrice peut enfin poser des mots sur cet " état    sans langage ". Des mots sans pesanteur, sans révolte, sans apitoiement. Elle établit avec la jeune femme qu'elle fut un rapport de respect, d'écoute attentive et distanciée, donnant au récit sa tonalité inimitable de douceur caressante et de douleur aiguë. ce double registre narratif façonne les phrases avec une rare délicatesse: peu de connexions syntactiques, juste des faits, des images, des scènes, sans causes ni effets, et une danse subtile entre le passé, le présent    et le futur. Une gratitude secrète perce cependant: l'effondrement aura été l'expérience primordiale, consciente, d'une naissance.

Ecrivain franco-suisse, Ghislaine Dunant, qui vit à Paris, s'est fait connaître par trois romans parus chez Gallimard. Avec ce récit d'inspiration autobiographique, elle aborde un territoire nouveau, tout en restant fidèle à son choix exigeant d'une écriture de la transgression.

Marion Graf,
Le Temps, samedi 6 octobre 2007

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