La perte de sens, par Marie-Laure Delorme

07 octobre 2007
Le Journal du Dimanche,

 Une jeune femme raconte sa plongée dans la dépression

Elle ne se sent pas morte mais elle ne se sent pas vivante non plus. Elle est comme sous anesthésie générale. Elle se rend au bord de l'océan mais rien ne lui parvient de la beauté des paysages. Les vagues, les couleurs, les odeurs, les douceurs. Rien. Est-ce-qu'on peut se mouvoir bien longtemps dans le neutre, le gris, le brouillard sans y disparaître corps et âme? Elle sait bien que non. Elle essaie donc sans cesse de saisir quelque chose (mais quoi?) qui lui file au dernier moment entre les doigts (mais pourquoi?). Et bien sûr, ce quelque chose, c'est la vie. C'est-à-dire la force, la confiance en soi, le désir. Ghislaine Dunant ne nomme jamais dans Un effondrement, le mal dont elle a souffert en 1973. Mais nous, saisis par des pages à la violence calfeutrée, nous pouvons mettre un nom dessus. La jeune femme de 23 ans décrite dans ce récit de brasse coulée souffre de dépression.
Elle ne trouve plus de sens à rien. Elle oublie un rendez-vous avec une amie, s'attarde le soir sans raison à son bureau, ne comprend pas les faits et gestes des autres. Bouffées de chaleur, gorge serrée, emballement du rythme cardiaque, bouche desséchée, nuits chaotiques. Effondrement intérieur. Elle entre en clinique psychiatrique. Ghislaine Dunant dresse un tableau dur et sec du milieu hospitalier au début des années 1970. Tout y est absurde. La jeune femme doit retrouver le goût de vivre dans un endroit totalement déserté par la vie. On est dans l'incompréhension, le silence, l'obligation, l'indifférence. La clinique semble si loin de tout. Même sa soeur se perd en y allant. Comment peut-on guérir entourée de murs blancs, condamnée aux assiettes en Pyrex translucide, attachée à des sangles? Le premier signe d'espoir viendra par un autre patient. Il parle, elle parle. Ils se parlent. Elle n'en revient pas. On peut ne pas avoir honte de soi. Elle n'est plus isolée. Elle peut partager avec lui un bout de ciel, un brin d'herbe, une harmonie fragile.
Ghislaine Dunant analyse un éloignement psychique et physique. Construction maîtrisée, écriture subtile, voix apaisée. On devine avant elle l'embellie parce que le rythme s'accélère dans les dernières pages du récit comme devant une porte enfin entrouverte. L'auteur de La lettre oubliée (Gallimard, 1989) raconte, non pas une maladie, mais une femme. Elle, cette personne qui a perdu à 7 ans sa mère; a connu jeune une dépression; s'en est finalement sortie parce qu'un lien ténu et têtu la reliait malgré tout à la vie. Elle sait ainsi, mieux que beaucoup d'autres, de quoi elle est faite. Ce que Ghislaine Dunant dit magnifiquement, c'est combien la dépression décolore le monde, le rapport aux autres, l'avenir. Ça déplace, modifie, altère la réalité. C'est un état intérieur qui devient un état extérieur. Une lutte jamais totalement gagnée. Mais Un effondrement      est écrit à bas bruit: on y entend le coeur de la vie continuer à battre tout du long.

Marie-Laure Delorme
Le Journal du Dimanche, 7 octobre 2007

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