avril 2021
Editions érès, Cliniques Méditerranéennes n°103 - Culture, soin, démocratie
9 à 21
Au Fort de Romainville, tenu par les militaires allemands, sont emprisonnées
depuis août 1942 des femmes arrêtées pour faits de Résistance. Un sous-officier
allemand appelle, un mois plus tard, à la porte de leur dortoir dix-sept
d’entre elles. Elles doivent rapporter à leurs compagnons, prisonniers de
l’autre côté, le linge qu’elles leur raccommodaient. Elles reviennent, ne disent
mot, le regard éteint. Le silence est lourd. Des amies s’approchent d’elles, les
paroles chuchotées laissent entendre que, malgré le souci de la plupart des
hommes de ne pas leur révéler leur sort, c’était un adieu. Ils seront fusillés le
lendemain.
La scène est écrite par Charlotte Delbo dans Une connaissance inutile,
en ouverture du livre. Si je la rappelle, c’est pour ce qu’elle nous dit du rôle
fécond de la culture dans un moment tragique.
Après le retour des femmes dans le dortoir, l’une de celles qui les attendaient
se lève et propose, dans le temps qui reste avant le coucher, de se
regrouper et de lire des poèmes. Des bancs sont rapprochés. « C’était comme
le premier repas après l’enterrement quand quelqu’un s’essaie à nouveau
aux mots familiers et réussit à parler aux autres du boire et du manger
(....)
La catastrophe d’Auschwitz faisait un trou dans mon humanité, que je ne savais comment
affronter. Ses livres, son écriture ont remplacé ma détresse, mon effroi par
une résonance sensible. Je rencontre en la lisant une conscience d’écrivain.
La littérature peut avoir
un pouvoir exceptionnel pour agir, pour prendre conscience du monde et de
soi. Et plus que jamais, à une époque où l’image règne, circule, immédiatement
et dans le monde entier, où elle abolit le temps et l’espace. Où la technologie
incite à la réalisation immédiate des désirs, des pulsions, alors que c’est de la
conscience agrandie qu’a besoin le soin du monde, des autres, de soi.