10 novembre 2016
Secrétaire personnelle de Louis Jouvet à partir de 1937, Charlotte Delbo, âgée de 24 ans, vouait un véritable culte à celui qu’elle appelait le « Patron ». Elle avait rencontré le célèbre acteur, directeur du théâtre de l’Athénée, afin de rédiger une enquête pour le mensuel Les Cahiers de la Jeunesse. Quand Charlotte lui envoie son texte pour accord. Jouvet la convoque dans sa loge. En train de se maquiller, déjà revêtu de son costume du Mendiant, dans l’Electre de Giraudoux, il lui dit ces mots dont elle se souviendra à jamais : « Avec vous, je retrouve mes phrases, mon mouvement de parole, ma respiration. C’est étonnant. Comment avez-vous fait cela ? » Sans qu’elle le sache encore, son destin vient d’être doublement scellé par cette phrase. Embauchée par le grand comédien, sa vie restera jusqu’à sa fin habitée par son ombre tutélaire, même après les déceptions qu’il lui fit subir. Et surtout, cet art de retrouver les phrases, les paroles, la respiration même des êtres qu’elle a côtoyés. Charlotte Delbo va le mettre durant toute son existence au service d’une cause autrement tragique : rendre à ses compagnes de déportation cette dignité humaine que les tortionnaires d’Auschwitz leur avaient retirée.
Mariée à Georges Dudach, un résistant communiste, elle est arrêtée avec lui le 2 mars 1942 à Paris. Après avoir torturé Dudach, la Gestapo force son épouse à lui proposer de renier ses convictions pour échapper au peloton d’exécution, scène terrible qui la marquera pour la vie. Une fois Georges exécuté, Charlotte sera finalement envoyé le 24 janvier 1943 dans un convoi de 230 femmes, destination d’Auschwitz, puis Birkenau. Deux mois et demi après leur arrivée, 170 de ses 230 compagnes étaient mortes. Revenue vivante en 1945, elle reprend son travail au théâtre, mais est taraudée par le besoin de raconter ce qu’elle a vécu. Le livre, rédigé d’un bloc en janvier 1946, s’intitule Aucun de nous ne reviendra. Une œuvre brûlante, où les mots sont des plaies béantes, enchevêtrant descriptions terriblement réalistes et échappées poétiques, que Charlotte veut garder au secret une vingtaine d’années. Mais comme elle place l’avis de Jouvet au-dessus de tout, elle lui envoie son texte. Dix jours plus tard, la réponse tombe : « Ma petite Charlotte… Il faut que tu le réécrives. » La lettre entière est à l’avenant, sèche et professorale. Ce sera la fin de leur collaboration. Le livre ne verra le jour qu’en 1965. Et sera suivi par un autre récit à nul autre pareil, Le Convoi du 24 Janvier, où l’auteur raconte l’histoire de chacune de ses 230 compagnes de déportation. Sans cesse Charlotte Delbo reviendra sur cette expérience terrifiante, à travers le théâtre et la poésie, bataillant avec les critiques et les éditeurs pour imposer sa volonté de faire entendre la tragédie de ceux que les camps ont privé de voix. Sa personnalité incandescente, en guerre aussi contre les communistes qui, estime-t-elle, ont conduit son mari à la mort au nom d’une idéologie qu’ils se sont empressés de dévoyer, est admirablement restituée par la romancière Ghislaine Dunant. Lorsqu’à la fin de ce long livre, elle s’éteint d’un cancer, on quitte Charlotte le cœur étreint, comme chaque fois que la mort nous sépare de quelqu’un qui n’était pas un proche, mais avant tout une belle « personne ».
Henri Gibier