02 septembre 2016
Le Monde,
Au sein de la littérature de témoignage, l’œuvre de Charlotte Delbo (1913-1985) est l’une des plus discrètes et des plus précieuses. Par la densité de son style, elle tranche nettement sur tous les autres récits de déportation. Cette étonnante maîtrise se marque avant tout par la coexistence, chez elle, des registres en apparence les plus opposés : la prose poétique extrêmement ciselée de sa grande trilogie, Auschwitz et après (1965-1971) aussi bien que la précision documentaire du Convoi du 24 janvier (Minuit, 1965) – où sont rappelées en une longue invocation les 230 femmes parties pour un voyage de trois jours et trois nuits, l’année 1943 (deux mois et demi après leur arrivée à Birkenau, 170 d’entre elles étaient mortes) – ou encore des Belles Lettres (Minuit, 1961), étonnant montage de lettres ouvertes publiées pendant la guerre d’Algérie. Au plus intime de son témoignage comme dans le tressage de vies ou de paroles publiques, Delbo fait entendre une voix qui « porte au langage de la conscience ». Chez elle, jamais de pathos, jamais d’exhibitionnisme, même pour dire la souffrance la plus intime.
Une chose frappe à lire la magnifique biographie que lui consacre aujourd’hui la romancière Ghislaine Dunant (trois ans après celle de Violaine Gelly et Paul Gradvohl, chez Fayard) : que les hommes aient à ce point fait défaut à Charlotte Delbo tout au long de sa vie. Le premier, qu’elle aimait, par un coup du destin : son mari, Georges Dudach, militant communiste rencontré à 21 ans, fut arrêté avec elle en février 1942, alors que tous deux préparaient la copie du premier numéro des Lettres françaises clandestines. Ils se savaient repérés, mais Georges préféra ne pas quitter le domicile où ils se trouvaient, attendant une consigne du Parti. Torturé, il sera exécuté au Mont-Valérien. Il avait 28 ans.
Que penser, en revanche du deuxième, Louis Jouvet dont elle fut l’assistante à partir de 1937 parce qu’elle saisissait mieux que personne la pensée de l’acteur et metteur en scène, mais qui ne sut pas découvrir en elle l’écrivaine qu’elle était ? Le 17 mai 1945, tout juste libérée des camps où elle était enfermée depuis janvier 1943, à Auschwitz-Birkenau d’abord, puis à Ravensbrück, c’est à lui qu’elle écrivit : « Je ne veux pas vous raconter ce long et terrible voyage que j’ai fait (…). Non, je veux vous dire pourquoi je reviens. Je reviens pour entendre votre voix (…). J’ai eu avec vous d’extraordinaires conversations. Nous avons parlé de tout et de tous les gens que nous connaissions, Alceste et Hermione, Electre et Don Juan, et j’ai été plus près de vous ces trois dernières années que pendant les précédentes où pourtant je ne vous quittais guère. » Dans un état de faiblesse total, Charlotte Delbo rédigea, en janvier 1946, le manuscrit d’Aucun de nous ne reviendra, premier volet d’Auschwitz et après. Aussitôt, elle le soumit à Jouvet. Dix jours plus tard, sa réponse tombait, absurde : « Ma petite Charlotte… Il faut que tu le réécrives… » A Ravensbrück, Delbo avait échangé Le Misanthrope contre une ration de pain - « Qui a jamais payé un livre aussi cher ?» - ; et Ondine (condamnée, dans la pièce éponyme de Giraudoux, à oublier l’homme qu’elle aimait) l’avait accompagnée au moment où les Allemands la séparèrent à jamais de Georges Dudach : comme la nymphe, elle savait – et souffrait de savoir- qu’elle l’oublierait « puisque c’est oublier que continuer à respirer, puisque c’est oublier que continuer à se souvenir ». A l’inverse, ni Molière ni Giraudoux n’avaient préparé Jouvet à reconnaître dans le manuscrit de son assistante l’un des témoignages les plus puissants jamais écrits sur les camps nazis.
Le troisième homme, Jérôme Lindon, édita chez Minuit Auschwitz et après. On a longtemps cru que durant vingt ans personne n’avait eu accès au manuscrit d’Aucun de nous ne reviendra. Ghislaine Dunant révèle pourtant que Charlotte Delbo le soumit en 1961 à plusieurs maisons. Partout le même refus : le sujet n’intéressait pas… Le livre parut en 1965 chez Gonthier, dans la collection « Femme » dirigée par Colette Audry, et ne fut repris chez Minuit qu’en 1970. Mais les relations avec Lindon furent difficiles et, après avoir édité Auschwitz et après, Minuit refusa tous les manuscrits que lui soumit Delbo. Avec les meilleures raisons (commerciales) du monde : ses œuvres ne connaissaient aucun succès. « Il faudra dix ans, écrit Ghislaine Dunant, pour que se vendent les 3.000 exemplaires d’Aucun de nous ne reviendra. »
De Delbo, le public ne connaît aujourd’hui le plus souvent que ces trois textes. Parfois également Le Convoi du 24 janvier, ce bouleversant concentré de vie, de destins broyés par les camps. Mais que sait-on de La Mémoire et les jours ? Delbo y évoque de manière poignante cette « peau de la mémoire » dont il lui fallut se défaire, tel un serpent, afin de survivre après la guerre. Et que sait-on surtout des onze pièces qu’elle écrivit entre 1966 et 1978 ? En 1965, Le Convoi du 24 janvier fut rarement lu au-delà du réseau des anciens déportés, malgré quelques articles très élogieux (signés de femmes : à l’époque, écrit Dunant, « seules des femmes écrivent sur des femmes dans la Résistance, que chroniquent uniquement des femmes journalistes ») ; en mars 1974, la mise en scène de Qui rapportera ces paroles ?, au théâtre Cyrano, ne trouva pas non plus de public. La reconnaissance ne viendra que plus tard, tout d’abord aux Etats-Unis, puis en France au milieu des années 1990.
Delbo a su refonder la littérature par le témoignage, qui n’a d’autre garantie que l’épreuve vécue. Respectueuse de cette exigence d’authenticité, Ghislaine Dunant passe sur les périodes où les documents font défaut (comme l’enfance) et livre accès à de nombreux textes inédits. Avec émotion et retenue, elle restitue la force d’âme et le désir d’écriture qui animèrent Charlotte Delbo. Mais quel éditeur saura enfin lui rendre justice en publiant les œuvres complètes ?
Jean-Louis Jeannelle