19 octobre 2007
Le Monde,
Ghislaine Dunant dit de l'intérieur l'enfermement de la folie
Une voix. Elle ne s'élève pas, ne crie pas. A peine se plaint-elle. Elle s'obstine. Oui, c'est cela, seulement cela: elle s'obstine à mettre des mots sur ce qui empêche la parole, brise, concasse le langage. Le "je" de la narratrice- dont on ne peut douter qu'il est, ou au moins fut, celui de l'auteur- raconte sans aucune surcharge romanesque ou dramatique un effondrement psychique, l'enfermement psychiatrique qui s'ensuivit, puis la remontée, le souffle repris de la vie, l'attention à nouveau possible au monde...
De cette voix, Ghislaine Dunant a fait un livre. Epuré, violent, sans une seule phrase inutile, d'une exactitude sans concession ni complaisance. Ce n'est pas écrit de l'extérieur, comme un cas clinique, ce n'est pas mimé, comme on joue la folie pour capter la curiosité. Nous sommes en 1973, et la narratrice a 23 ans: cela, nous ne l'apprenons qu'à la fin du livre.
Description: "Je ne la voyais pas, la vie, je la sentais, on aurait dit un furet, je la cherchais des yeux, je ne voyais que des visages, des bouches et des lèvres qui bougent." "Quelque chose venait de moi et recouvrait ce que je pouvais avoir à dire." " L'injonction de vivre s'en allait, la nuit venait comme une tanière où je me glisserais." Puis, c'est l'ambulance, l'enfermement: " J'étais prise et j'étais dépossédée..."
Cette dépossession, c'est la vie ordinaire et ritualisée de la clinique qui va la traduire: " Par la porte là-bas n'importe qui pouvait faire irruption, je n'étais pas chez moi dans cette chambre, j'étais seulement rangée là." Nous sommes au-delà, ou plutôt en deçà, de la révolte. Les conditions de l'hospitalisation sont cruelles, torturantes- peut-être, en quelque trente-cinq ans, les choses ont-elles évolué, peut-être...
" Parler clair, dire pourquoi on était là, il y avait quelque chose d' absolument impossible. Il aurait fallu être guéri pour le dire. Se déprendre de l'obscurité, quitter cette zone pour la lumière, le souple, le glissé, le véloce." A la fin du récit, un peu de cette lumière réapparaît. Les autres, le dehors reprennent peu à peu existence. La jeune femme redevient une personne qui va pouvoir, à nouveau, posséder quelque chose de sa vie. C'est la partie la plus belle, la plus émouvante du livre.
Ainsi, la narratrice regarde un autre pensionnaire, Robert: " Il avait calé ses paumes sous la nuque et croisé ses chevilles l'une sur l'autre. (...) Il mimait un bain de soleil..." A propos de Robert également: " Son histoire l'habitait. Il était la maison de son drame (...) Je m'appuyais à lui. (...) Près de lui, je devenais habitée." Alors, un autre titre qu'Un effondrement vient à l'esprit et c'est: "Une renaissance."
Patrick Kéchichian
Le Monde, vendredi 19 octobre 2007