22 août 2007
Télérama,
L’enfermement psychiatrique abolit le temps. Chaque seconde est déglutie en vain, comme on boirait la pluie la bouche ouverte. Témoignage âcre et limpide sur le croupissement en eaux folles, Un effondrement se passe en 1973, dans une maison de repos des environs de Paris. Il aurait aussi bien pu survenir autrefois, du temps de Camille Claudel, ou aujourd’hui, à l’époque de la cinéaste Sophie Fillières. Comme si, depuis toujours, le désarroi face aux fêlures béantes de l’esprit restait impossible à apaiser. C’est pourquoi, d’une phrase à l’autre, Ghislaine Dunant manie si bien le glissement entre les conjugaisons, s’extirpe du passé pour flotter sur le présent, s’accrochant vaille que vaille aux branches du futur. Sous sa plume si calme, à la fois souple et engourdie, pas de rage contre l’institution qui « lâche les malades au fond d’une piscine vidée d’avance ». Juste de la peur à l’état brut, celle de perdre son propre visage et de disparaître du monde sans laisser de traces, alors que l’on est soi-même écrasé d’empreintes des autres, éléphantesques, cruels, impunis.
De son employée de bureau qui aurait voulu « être une table, un fauteuil, des tiroirs de rangement, faire partie des meubles » et se retrouve internée dans une chambre grise, on dira communément qu’elle est « en dépression ». Ghislaine Dunant s’intéresse surtout au sens météorologique du terme. Son livre est infini et changeant comme le ciel. C’est un livre de lumière, qui dit la blancheur insoutenable de la clairvoyance que la médecine prend pour de l’aveuglement, la douleur de voir ce que les autres se cachent à eux-mêmes : « On était lié à la part obscure, et qui faisait mal avec son ombre menaçante, destructrice. La part obscure dans les sentiments, dans les gestes, la part obscure dans les paroles, les non-dits, les secrets enfouis. »
La patiente passe son temps à déplorer sa perte de l’usage de la parole. Cette aphasie est un leurre. Au contraire, tout parle, dans son récit implacable. Les regards, les verres d’eau, les pelouses râpées sous les chaises en fer. La cacophonie de leurs discours devient une source de paix, par la grâce des silences qui les ponctuent. Pour qui sait tendre l’oreille, le vacarme intérieur de l’effondrement cède alors la place au murmure étincelant du rétablissement. Ghislaine Dunant écrit avec la confiance inébranlable de ceux qui se sont eux-mêmes sortis du gouffre.
Marine Landrot
Télérama, le 22 août 2007