28 janvier 2020
Telerama.fr, Lecture par dessus l'épaule (Marine Landrot)
Biographie
Charlotte Delbo. La Vie retrouvée Ghislaine Dunant
Soixante-quinze ans après la libération d’Auschwitz, une jeune fille prend le train, près de Drancy. Dans un silence recueilli, elle honore la mémoire de tous les déportés, en lisant “Charlotte Delbo, une vie retrouvée” de Ghislaine Dunant, prodigieuse biographie d’une rescapée des camps qui consacra sa survie à l’écriture admirable de l’impensable.
Ces hasards qui sont des rendez-vous ». Voilà comment Ghislaine Dunant parle du coup du sort qui guida les pas de Charlotte Delbo vers une gare désaffectée, dont elle fit l’ahurissante acquisition immobilière en 1961, pour s’y aménager un refuge. Pendant des années, cette rescapée d’Auschwitz jardina au-dessus des rails qui griffaient le talus de sa maison de campagne, et tenta d’y faire pousser des fleurs à la place des mauvaises herbes. « C’est la plus grande gare du monde », écrivit-elle à propos du lieu d’arrivée au camp de la mort, dans Aucun de nous ne reviendra, œuvre immense sur l’indicible et l’impensable, dont le titre lui fut inspiré par un vers d’Apollinaire. « Mais pourquoi écrit-elle “une gare” ? Ce n’était pas une gare, ce n’a jamais été une gare » s’interroge la biographe Ghislaine Dunant, qui continue ainsi son déchiffrage implacable de la langue sobre et abyssale de Charlotte Delbo : « Deux pages après avoir écrit que c’est la plus grande gare du monde, elle dit : “la gare n’est pas une gare. C’est la fin d’un rail. » (...) Prendre des mots ordinaires, celui de gare, qui se trouve toujours au bout de rails, le parer du superlatif le plus grand qui soit, puisque plus d’un million de personnes sont descendues là et jamais arrivées, puis dire que ce n’est pas une gare, pour que la tête nous tourne avec ces contradictions qui retournent le sens des mots. Déstabiliser, mais avec les mots les plus simples, les plus familiers, là où pour nous il n’y aurait pas de doute. »
“Mais il est une gare où ceux-là qui arrivent sont justement ceux-là qui partent, une gare où ceux qui arrivent ne sont jamais arrivés, où ceux qui sont partis ne sont jamais revenus.”
En apnée, la jeune lectrice s’arrête à chaque syllabe de ce brillant décryptage. « Ces hasards qui sont des rendez-vous » l’ont poussée à lire cette biographie dans un train. Elle n’avait pas prémédité l’expérience. D’abord glacée par l’indécence de la coïncidence, elle décide de donner sa pleine présence à la providence. Au-delà de la fenêtre, pas loin de Drancy, elle aperçoit un paysage qui ressemble à celui que décrit Ghislaine Dunant : « Le vent est léger, il glisse sur les feuilles, entre les branches. La pluie est tombée toute la nuit, elle imprègne l’herbe, les arbres, de temps en temps une goutte tombe. Rien d’autre ne se passe, et tout est silence. » La fille du train pense à sa mère qui l’attendra sur le quai, à l’arrivée, tandis que sous ses yeux, les mots de Charlotte Delbo lui disent l’inconcevable effroi des déportés qui ne savent plus si tout commence ou si tout s’achève, au terme du voyage : « Mais il est une gare où ceux-là qui arrivent sont justement ceux-là qui partent, une gare où ceux qui arrivent ne sont jamais arrivés, où ceux qui sont partis ne sont jamais revenus. »
Ghislaine Dunant lui tend la main, pour supporter le vertige. La biographe s’est elle-même trouvée sauvée par les écrits de Charlotte Delbo, dans des épreuves qui lui sont personnelles, alors à son tour, elle veut transmettre. Pour cela, elle invite la jeune fille du TER à l’intérieur de son récit, et l’aide à marcher avec le poids conscient de la mémoire vivante. Charlotte Delbo est présente elle aussi, cœur battant de ces lignes, œil omniscient surplombant le nôtre : « Elle qui regarde, sait, nous qui lisons, nous savons. Dire “arriver” et “partir” c’est faire entendre l’atroce du sort de celui qui croit qu’il arrive, avec l’image du soulagement que convoque le mot, alors que la réalité, que sait celle qui les regardait comme le lecteur qui entend le mot, est justement de ne jamais arriver. »
La mission de vivre
Sur la baie vitrée, le reflet de la voyageuse transilienne vacille comme une apparition, les traits du visage de Charlotte Delbo se brouillent avec le sien. Soixante-quinze ans ont passé depuis la libération du camp d’Auschwitz. Longtemps la survivante souffrit de dissociation : « en écoutant ma voix comme celle d’un autre : c’est toi, toi qui es là, qui existes – et je touchais mon visage sur la glace – c’est toi qui te regardes, et un jour tu ne seras plus toi. » Ce dédoublement de personnalité semble se poursuivre aujourd’hui, par le prodige de la lecture. Penchée sur ses pages de lumière, la voyageuse du train accepte de porter en elle le souvenir de cette femme « qui crevait la surface protectrice de la vie pour toucher l’âme », et de s’acquitter à la lettre de sa mission confiée à tous les vivants : « Faites quelque chose apprenez un pas, une danse, quelque chose qui vous justifie, qui vous donne le droit, d’être habillés de votre peau de votre poil, apprenez à marcher et à rire parce que ce serait trop bête à la fin que tant soient morts et que vous viviez sans rien faire de votre vie. »